Les Pierres du chemin

From The Arthur Conan Doyle Encyclopedia

Les Pierres du chemin (The Stones of the Path) is a French Sherlock Holmes pastiche written by Jacque Vontade published in the supplement of Le Figaro (New series, Year 3 No. 5) on 2 february 1907.


Les Pierres du chemin

Les Pierres du chemin
(Le Figaro, 2 february 1907, supplement p. 1)


Sherlock Holmes, — vous savez bien, cet étonnant policier à qui il suffit d'allumer une pipe et de regarder votre chaîne de montre pour deviner aussitôt que votre grand'mère louchait de l'oeil gauche, — Sherlock Holmes a de sa famille en France. Je viens de recevoir la carte d'un de ses cousins.

J'ai d'abord éprouvé quelque surprise, puis une extrême inquiétude. Pourquoi l'Holmes parisien m'offre-t-il ses services ? En ai-je donc besoin ?...

On ne sait jamais rien de ce qui se passe autour de soi : les maris ignorent les trahisons de leurs femmes, les femmes ne se doutent pas des petites infidélités de leurs maris ; on est longtemps volé par des gens en qui on a confiance ; on est mêlé à des aventures qu'on ne soupçonne pas ; on joue des rôles comiques dans des circonstances où on se croit prodigieusement grave ; les fils font des dettes, les filles sont amoureuses sans que les parents en aient la moindre idée. Enfin on vit deux vies, l'une étroite, personnelle et assez simple, dont on se rend compte, et une autre compliquée, cocasse et dangereuse que l'on n'aperçoit aucunement.

Par bonheur, la police veille ! Elle sait ce que nous ne savons pas de nos propres affaires. Elle n'est ni gobeuse,- ni facile à tromper, ni mal renseignée, ni illusionnée. Son oeil subtil découvre les précipices au bord desquels nous gambadons; elle connaît l'usage que nos amis font de nos lettres, le coeur peu sûr de nos concierges est pour elle sans voiles, les indéchiffrables causes de nos mésaventures lui paraissent d'une merveilleuse simplicité. Elle voit venir nos désastres...

Aussi la carte de ce policier m'a-t-elle donné un moment la certitude que des choses inquiétantes se passaient tout près de moi, qu'il en était informé, et que, dans sa généreuse bonté, il voulait me tirer de quelque vilaine histoire. Savait-il que je prêtais des mains innocentes et stupides à un complot politique ? Quelqu'un m'avait-il soustrait un héritage? Abusait-on de ma signature ? Fallait-il démasquer des faussaires ou des calomniateurs?  

Rien de tout cela n'était pour réjouir l'esprit. J'ai passé un quart d'heure désagréable. Mais enfin, des doutes me sont venus. N'avais-je pas le délire des grandeurs en croyant que ce policier s'intéressait particulièrement à moi ? Ne pouvait-il avoir pris au hasard, dans un annuaire des téléphones, mon nom en même temps que celui de mille autres personnes, dont pourtant il ne savait rien encore, sur lesquelles — ah ! je le leur souhaite ! — il n'y avait rien à savoir ?...

L'hypothèse me rassurait un peu, — pas tout à fait, cependant. Et dans l'espoir de n'être pas obligé à circuler prochainement dans les complications de quelque horrible drame, j'ai lu avec soin la carte-prospectus de l'obligeant policier.

Dès l'abord elle donne confiance, car elle annonce qu'il s'agit ici de « la première maison du monde ». Voilà qui est agréable et plein de promesses. On aime toujours à se fournir dans la première maison du monde. Mais quand cette maison est un magasin de renseignements, quelle éblouissante perspective s'ouvre devant les yeux ! De quelle pénétration, de quel tact, de quel génie psychologique doivent être doués les employés de cette maison-là !... On rêve aux merveilleuses conversations que, doivent tenir des gens si fins lorsque le chef de l'agence les réunit à dîner... Les premiers policiers du monde !...

Venons à la matière même du prospectus. La première phrase suffit à démontrer que le cousin d'Holmes n'exagère en rien ses mérites. Lisez plutôt : « Recherches intimes pour séparations, divorces, infidélités. »

Infidélités ! le mot s'isole, se détache comme une goutte d'eau qui tombe avec un bruit mélancolique. Quelle délicatesse, quelle connaissance du coeur dans ce simple mot ainsi placé !

Il est bien évident que c'est toujours sur l'infidélité que portent les recherches intimes pour divorces et séparations, mais il s'agit d'autres choses. On ne s'adresse pas là à ces individus grossiers qui ont hâte de retrouver leur liberté et leurs fortunes, de refaire leurs vies, point du tout. Les clients de la rubrique « infidélité » sont d'une tout autre sorte. Holmes les connaît bien, il leur est indulgent.

Ce sont des malheureux qui aiment sans confiance. Comme Hamlet, ils pressentent que « quelque chose est pourri dans le royaume de Danemark ». Ils ont les nerfs trop vibrants pour supporter le doute... Ils ne sont pas raisonnables. Car lorsqu'on leur aura dit le numéro de la maison où on les trahit, et quels jours et à quelles heures on leur fait périodiquement ce tort déchirant, ils ne guériront pas pour cela de leur amour au contraire, — mais ils seront bien plus misérables. Ils feront des scènes, tenteront des ruptures, diront des bêtises, manqueront de goût, seront renvoyés peut-être... Mais ils veulent « être sûrs »... Etre sûrs ! Pourquoi, tristes fous — fous touchants à force d'absurdité, — puisque vous ne pouvez pas détacher votre coeur de l'infidèle ? — Car, sachez-le bien, l'infidélité toute seule, sans mélange d'intérêts ni de lassitude n'a jamais détaché le coeur de personne... Elle le creuse seulement et l'amour s'y enfonce davantage... Mais ils tiennent à savoir, et Holmes, sympathique, cordial, agite à leurs oreilles sa rubrique émouvante, qui tinte pareille à une clochette... Infidélité !... En voulez-vous, mon cher monsieur ?... en voulez-vous, ma pauvre dame ?...

Ensuite, d'un ton bref, contenu, discret, mais assez impératif, le prospectus nous offre des « surveillances » nuancées à l'infini. Il n'est plus question de rire ni de pleurer. Parlons affaires ! Je crois voir le regard d'Holmes vif, pénétrant, non sans quelque ironie voilée, — ce sage a vu se jouer devant lui toutes les scènes de l'intérêt. Il est d'attaque en ce moment : « Successions ? testaments ? sociétés financières », que voulez-vous qu'il surveille ? qui a des intérêts opposés aux vôtres ? Un mot sur son carnet, une ombre de sourire sur sa bouche mystérieuse. C'est assez, n'en dites pas plus, il surveillera. Vous serez renseigné sur les intentions qui n'ont jamais été énoncées ; il vous dira ce qui est écrit dans des enveloppes cachetées ; les mots prononcés tout bas, il les entendra. Il surveillera, enfin ! N'insistez pas davantage. Il sait son métier !

Remarquez bien, continue l'admirable prospectus, que nous avons des agents des deux sexes, — ceci afin que votre délicatesse ne s'irrite pas en songeant qu'une chère et délicate créature sera filée, espionnée par un agent mâle. L'intention est d'une grâce sur laquelle point n'est besoin qu'on insiste. Mais quelles songeries elle met dans l'esprit. L'agent femelle de la police libre... qu'est-ce que cela peut être exactement ? Comme on a raison, soit dit en passant, de trouver que les femmes envahissent les carrières ! — Oui, qui est cette policière professionnelle ? Ce n'est pas une femme de chambre ni une de ces pauvres diablesses qui vendent ce que, faute de savoir la valeur des mots, on appelle de l'amour ! C'est une personne qui a tout son temps, puisqu'elle se charge de faire des « filatures » à la première réquisition. D'où vient-elle? Qui l'a décidée à choisir ce métier? Ah ! la mystérieuse personne! Est-elle jeune ou vieille ?... Jeune, sans doute, et sa surveillance s'exerce dans l'intimité ?... Mais quelle confiance avoir en elle ? Souvenez-vous de cet amas de drames écrits à toutes les époques, sous tous les climats, et où l'on voit la traîtresse, sincèrement éprise de celui dont elle était chargée de voler les secrets, vendre toutes les mèches et se faire, au cinquième acte, poignarder par quelqu'un ? Les employées d'Holmes sont-elles à l'abri des passions ? En vertu de quoi ? Mais peut-être sont-elles vieilles ? Alors il faut qu'elles aient une tenue merveilleuse, un grand style de respectabilité, autrement elles n'arriveraient à rien. Elles doivent être sobrement élégantes, un rien surannées, avoir de douces figures d'ancêtres donneuses de bonbons, ou encore l'austère autorité des dames charitables... Où recrute-t-on ce personnel ?... Ah ! si ces notes ont le bonheur de tomber sous les yeux de l'une d'elles et qu'elle veuille me raconter son histoire...

Holmes est un homme moderne, il marche du même pas que son époque, et franchement, simplement, avec la rondeur d'un vieux soldat, il me fait savoir qu'il se charge aussi d'enquêtes sur « opinions religieuses ou politiques ». — Bravo !

Mais voici qu'il devient inquiétant. Non satisfait de me promettre qu'il saura tout ce qui se passe et se passera, il s'affirme apte à me dire encore ce qui s'est passé. Si je veux, il me racontera, point par point, les « antécédents intimes » de n'importe qui. Vous ai-je bien compris, Holmes, homme redoutable ? Vous raconterez l'histoire passionnelle à demi oubliée, vous analyserez les émotions mortes, vous reconstituerez autrefois ? La mère qui songe au bonheur de sa fille saura par le menu comment son futur gendre s'est conduit avec toutes ses maîtresses ; le gendre trop curieux saura des anecdotes lointaines sur sa belle-mère ? Non seulement le présent est votre domaine, mais vous entrez dans le passé comme dans votre cuisine, ô Holmes ! Et par quels extraordinaires procédés ? La tour de Klinqsor est-elle annexée à la première maison du monde ? Y a-t-il des ombres policières pour filer les ombres... Ma tête se trouble...

Et voici pour m'achever ! Holmes me garantit qu'il exerce ses dons d'observation dans les villes d'eaux, les bains de mer, à l'étranger, puis, quasi satanique, il ajoute : « dans les villégiatures mondaines. » Qu'est-ce que des villégiatures qui ne sont ni plages ni villes d'eaux et qui pourtant sont mondaines ?... Les châteaux, évidemment ! Holmes va dans les châteaux. — S'il n'y allait pas, il se garderait bien d'offrir ses services aux gens désireux de savoir ce qui s'y passe. Holmès va dans les chateaux... Alors...

Alors les idées muettes, les chers secrets, le passé mort, les démarches qu'on fait, les intentions qu'on a, les personnes qu'on voit, ce qu'on dit, ce qu'on mange, ce qu'on rêve, ce qu'on espère, tout cela Holmes le sait, il peut en faire ce qu'il veut. Nous lui appartenons. Il s'introduit dans les grands bals et dans les petites chambres closes. Comme le génie du conte arabe, il devient fumée pour entrer où il lui plaît. Il est le diable qui soulève l'angle des toits pour espionner le sommeil. Il est la féerie, le poème occulte de ce temps de prose — une féerie moire, une âcre poésie ! — Mais comment opère-t-il ? Quels sorciers étranges sont à ses ordres, invisibles et partout présents ? Prennent-ils des visages familiers pour entendre nos confidences ? Où sont les policiers des deux sexes que le formidable Holmes nous promet et dont il nous menace ?... Partout ?...

Je jette le prospectus. Quelqu'un a ouvert la porte, quelqu'un que je vois tous les jours sans méfiance ; je le regarde, et je suis sur le point de crier :

- Est-ce que tu en es aussi, toi... de la police ?

Mais je n'en fais rien, car, après tout, s'il en est vraiment, Holmes, me voyant si perspicace, ajouterait peut-être une mauvaise note à mon dossier.


Jacque Vontade.