L'Oeil du spectre

From The Arthur Conan Doyle Encyclopedia
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L'Oeil du spectre (The Eye of the Spectre) is a French short story written by Sigismond Gondrin published in L'Ouvrier (No. 1928-1932) from 8 to 22 july 1896.

The pastiche is sub-titled Imité de Conan Doyle (Imitated from Conan Doyle). The action takes place in the Sasassa Valley in reference to Arthur Conan Doyle's short story The Mystery of Sasassa Valley (1879), which means that this is probably the first pastiche of a non-Sherlock Holmes story.


L'Oeil du spectre

L'Ouvrier (8 july 1896, p. 158)
L'Ouvrier (8 july 1896, p. 159)
L'Ouvrier (8 july 1896, p. 160)
L'Ouvrier (15 july 1896, p. 174)
L'Ouvrier (15 july 1896, p. 175)
L'Ouvrier (22 july 1896, p. 190)
L'Ouvrier (22 july 1896, p. 191)

- Mes enfants, dit M. Loisel a ses deux fils jumeaux, Lionel et Raymond, qui venaient d'achever leur service militaire, grâce à Dieu, vous voilà en règle avec la patrie qu'allez-vous faire maintenant, car il est grand temps de songer à votre avenir ? Je vous ai donné une éducation aussi complète et aussi solide que le comporte l'enseignement actuel, je n'ai reculé devant rien pour faire de vous des hommes réellement honnêtes, ce qui veut dire de bons chrétiens.

J'ai dépensé trente mille francs net pour chacun de vous, ce qui réduit mon avoir à deux cent mille francs environ. Or, vous devinez que je ne veux pas faire pour vos soeurs moins que pour vous. Elles sont trois et ne pourraient, comme vous, gagner leur vie par leur travail. Je leur partagerai donc ce qui me reste, afin de les marier et de leur assurer le pain et le concert. C'est de toute justice. Vous n'avez aucun droit moral à venir au partage de ma succession, si vous y possédez un droit légal incontestable ; mais je prendrai les mesures nécessaires pour tourner, en cette occasion, les exigences de la loi au profit de celles de ma conscience. J'ai gagné ma petite fortune à la sueur de mon front, je suis maître d'en disposer à mon gré et je le fais, sûr du reste de votre approbation, car vous êtes l'un et l'autre, je le sais, de braves garçons. Je n'ai perdu ni mon argent ni mes peines avec vous, ou plus exactement, Dieu a béni à votre égard mes efforts et ma bonne volonté : il a daigné prendre la première place dans vos âmes : dès lors, je suis tranquille a votre sujet. Ne gênez point, en vous l'action du Père céleste et tout ira bien.

« Ceci dit, revenons à votre avenir sur la terre, mes enfants ; voyons, que comptez-vous faire ?

- Donnez-nous votre avis, mon père, dit Lionel.

- Volontiers. Les carrières libérales et administratives, en France, ont dix candidats par place ; il faut aujourd'hui, pour faire son chemin par ces voies, être une étoile ou un coquin.

Les deux jeunes gens sourirent.

- Coquin, cela n'est point votre affaire, reprit M. Loisel, riant aussi ; laissons de côté cette première hypothèse, reste la seconde : étoile ! Eh bien, sans vouloir vous froisser, mes amis, je pense qu'il faut écarter la seconde comme la première, car il serait fort risqué de compter sur sa réalisation, je ne vous le cache pas. Vous avez fait de bonnes études, j'en conviens, mais cela n'implique pas du tout que vous soyez des supériorités. Au collège, jeunes gens, on n'apprend qu'à apprendre ; plus vous avancerez dans la vie, mieux vous vous en rendrez compte.

- L'industrie ? le commerce ? interrogea Raymond.

- Pour entamer sérieusement quelque chose dans cet ordre-là, Raymond, répondit son père, du moins en France, il faut pouvoir disposer de capitaux. Le cas est exactement le même pour l'agriculture ; sans une première mise de fonds relativement importante et sans une provision à titre d'arrière-garde, pour parer aux éventualités, il ne faut pas même y songer.

- Et les arts ? interrogea timidement Lionel.

- L'art n'est pas un métier, mon enfant, c'est une vocation et, à mon sens, vocation oblige ; mais il ne faut pas plus tenter les hauteurs de l'art que celles du sacerdoce, sans avoir la certitude d'y être appelé et sans être prêt à lui l'aire, sans marchander, la totalité des sacrifices qu'il exigera. Arrière, ici, les subterfuges de la vanité ! quiconque aspire à de tels sommets, sans être réellement dévoré du feu divin, est un idiot ou un fou.

- Je vous en prie, mon père, donnez-nous votre appréciation sur l'artiste et sur l'art ? demanda un des jeunes gens.

- Avec plaisir. Mais comment m'y prendrai-je pour être bref et clair ? Je vais faire de mon mieux, mes amis ; veuillez me prêter toute votre attention.

« L'artiste a reçu de Dieu des dons spéciaux pour contribuer à faire connaitre et aimer la vérité ; par suite, il est investi d'une mission, et vous voyez que je n'avais pas tout à fait tort en vous présentant l'art comme une sorte de sacerdoce.

- Je ne vois pas trop, mon père, comment l'artiste peut atteindre ce but ; car, enfin, la vérité n'a ni corps ni figure, pour employer le langage du catéchisme, elle ne tombe pas sous les sens, elle est purement spirituelle, et l'oeuvre de l'artiste est une oeuvre matérielle qui frappe nos regards ou notre ouïe.

- Sans t'en douter, tu me viens en aide par ton objection, Lionel. C'est justement parce que la vérité n'a rien de matériel que l'homme ne peut la contempler sur la terre qu'à travers un revêtement. Eh bien ! ce revêtement, lorsqu'il a de l'éclat, de la splendeur, qu'il se manifeste avec une sorte de reflet lumineux, qu'il met notre âme en contact avec le vrai, qu'il le fait saisir, admirer, aimer, c'est la splendeur du vrai, c'est le beau, fixé en un point par l'artiste : c'est l'art.

« Aussi, mes enfants, malheur à l'homme qui profane en lui le génie de l'artiste, oublie qu'il est tenu de toujours choisir un sujet honnête, d'écarter impitoyablement de son exécution tout ce qui peut blesser la pudeur et la vertu. Malheur à lui, car il répondra devant Dieu de toutes les passions mauvaises qu'il aura éveillées ou surexcitées par son œuvre, et ses passions s'élèveront un jour devant lui, clameur terrible requérant de la justice divine une condamnation sans appel.

Un court silence suivit, pendant lequel chacun semblait peser ces dernières paroles.

- N'allez pas inférer de ce que nous venons de dire, mes amis, reprit M. Loisel, que votre père place sur un même rang l'art et le sacerdoce. Ah ! non, par exemple ; quoique j'aie avance que l'une comme l'autre de ces voies impliquait la nécessité de la vocation et que « vocation » pris dans son sens propre signifie voie de Dieu, d'où « vocation oblige ».

- Voulez-vous développer un peu votre pensée, père ? demanda Raymond.

- Je ne demande pas mieux, mes enfants. Saint Augustin nous enseigne, d'après les Saintes Lettres, que Dieu ne peut pas nous sauver sans notre concours; c'est-à-dire que notre salut implique la participation de notre volonté par la correspondance à la grâce ; d'où il ressort, avec évidence, que nos destinées éternelles dépendent, d'une part, de la grâce de Dieu, et, de l'autre, de l'usage que nous faisons de notre liberté en ce qui la concerne. Plus la grâce divine est abondante en nous, plus, nécessairement, nous avons en notre pouvoir les moyens de conquérir la patrie éternelle, or, lorsque nous sommes dans notre vocation, dans la voie voulue de Dieu pour nous, nous recevons avec surabondance tous les secours de la grâce, nous en sommes, en quelque sorte, saturés.

- Je n'aime pas celle manière de parler, mon père : « Dieu ne peut nous sauver sans nous. » Dieu peut ce qu'il veut et rien, à coup sûr, ne gêne son bon plaisir, dit Lionel.

- Tu erres dans ce cas, mon fils. si les révérends pères de la Compagnie de Jésus qui t'ont élevé t'entendaient, ils n'en reviendraient pas, et voici ce qu'ils te répondraient : Dieu respecte souverainement la liberté de choisir entre le bien et le mal qu'Il a donnée à l'homme. afin que ses actes puissent être méritoires. Il s'est engagé à le secourir par sa grâce, mais cette grâce lui est généralement donnée dans la mesure du bon accueil qu'il lui fait.

« Vocation oblige, disais-je tout à l'heure, ce qui peut se traduire simplement comme suit : refuser la grâce spéciale de la vocation, c'est tout uniment s'exposer à ne pas recevoir assez de grâces pour bien faire dans une autre voie, c'est faire le plus dangereux usage de sa liberté. Tout le monde parle de liberté, aujourd'hui, et bien peu de gens savent ce qu'ils disent en en parlant. Si on voulait bien remonter à sa source et se pénétrer de son sens véritable, on ne commettrait pas tant de crimes en son nom. Toujours est-il que l'homme ne porte pas en lui de plus bel apanage que celui-là, puisque Dieu lui-même s'interdit d'y contredire.

- Le journalisme, mon père, constitue actuellement une carrière, c'est un terrain fertile et un peu à la portée de tous, reprit Lionel. La presse n'est-elle pas la maitresse de l'opinion et l'opinion n'est-elle pas la reine du monde â cette fin de siècle ?

- Le journalisme ! s'écria M. Loisel en se levant vivement. Le journalisme ! une des plaies les plus dangereuses de notre époque, n'y touchez pas, n'y touchez pas, jeunes gens. Les fouilles qui corrompent le coeur ou l'esprit sont les seules qui aient un succès d'argent aujourd'hui, et vous avez votre fortune à foire. Un publiciste réellement honnête en est réduit à végéter au peint où notes en sommes; n'y songez pas, car pour ne point mourir de faim, vous seriez trop exposes à devenir un jour où l'autre des empoisonneurs publics. Je ne veux pas d'un pareil danger pour vous, mes enfants, je n'en veux pas. D'ailleurs, le journalisme catholique dans toutes ses branches rentre, jusqu'à un certain point, dans le sacerdoce et, je vous l'affirme, en dehors de toute question de gain et de fortune, il n'y faut pas toucher sans de sérieuses études préalables, il n'y faut pas toucher sans y être appelé.

- Mais alors, mon père, je crois qu'il ne nous reste plus qu'à nous pendre, dit en riant Lionel.

- Ne plaisante donc jamais en matière de suicide, mon fils, cela est hors de place.

- Voyons, père, indiquez-nous un chemin qui vous paraisse lion à. suivre, je vous en prie, dit Raymond, car je ne vois pas trop ce que nous pourrions entreprendre, ou ce qui nous reste à faire.

- Il vous reste à avoir du courage, une volonté intelligente qui brise, tourne ou renverse tous les obstacles, une activité que rien ne lasse, une initiative sage et hardie à la fois. Il vous reste, enfin, à faire métier d'hommes dans le sens noble et chrétien de ce mot. Il vous reste à partir pour les colonies, à y porter les bienfaits de la civilisation, à profiter de terrains neufs, de situations neuves, à découvrir, à édifier, à produire, à vous enrichir honnêtement.

L'avis était sage, mais il comportait pour son exécution de grands sacrifices. Quitter la patrie, quitter la famille implique de véritables et profonds déchirements auxquels le coeur a bien de la peine à se soumettre. Accepter l'éloignement de ses fils avec la perspective de ne jamais les revoir ici-bas, sans oser nourrir même l'espérance qu'ils viendront recevoir votre dernière bénédiction et fermer vos yeux, c'est une des plus rudes épreuves qui puissent atteindre un père sur cette terre que l'Eglise, dans ses chants liturgiques, appelle si justement une vallée de larmes.

M. Loisel et ses fils, quoiqu'ils fussent virils comme doivent l'être des hommes, eurent à soutenir un grand et long combat contre eux-mêmes avant de s'arrêter définitivement au projet d'émigration proposé par le père de famille. Bien des larmes furent versées par les uns et par les autres, ouvertement ou dans le secret du coeur, mais enfin, la résolution de Raymond et de Lionel devint irrévocable, et de ce jour, ils envisagèrent l'avenir moins péniblement. Peu à peu même, ils en vinrent à penser plus souvent aux bons qu'aux mauvais côtés de leur entreprise : ils espérèrent pouvoir revenir en France tous les deux ans, pour se retremper pendant quelque temps dans la douce et saine atmosphère de la famille, voir de près le bonheur de leurs soeurs, recevoir encore les précieux avis de leur père.

M. Loisel avait fortement conseillé à ses fils de jeter leur dévolu sur l'Afrique du sud, qui lui paraissait, offrir des chances de fortune supérieures à celles des autres contrées exploitées par les pionniers européens. L'avis du père fut, partagé par les fils ; ils s'embarquèrent, le coeur bien gros, après des adieux bien émus, un soir d'été, pour le Transvaal.

La lune brillait, radieuse dans un ciel de saphir que n'eût pas désavoué l'Orient; les deux jeunes gens restèrent longtemps sur le pont, ne pouvant détacher leurs regards de la terre de France qui, peu à peu, s'effaçait dans la nuit. Le dernier point qu'ils aperçurent au rivage fut un monticule que surmonte une immense Vierge de pierre, objet d'un culte fervent de la part des marins.

- Disons-lui un « Souvenez-vous », murmura Lionel à l'oreille de son frère, en lui montrant le petit mont que la lune argentait de sa lueur.

- De tout mon coeur, répondit Raymond, et tous deux, la main dans la main, récitèrent cette touchante prière de saint Bernard qui rappelle filialement à la puissante Vierge Marie que nul jamais ne recourut à elle vainement.

Les ressources financières des deux émigrants étaient à peu près nulles; mais ils étaient jeunes, ils étaient instruits, robustes, ils étaient deux. L'espérance, cette force sans laquelle toutes les autres s'émoussent et meurent vite dans l'âme humaine; les berçait de ses chants magiques, et lorsqu'ils posèrent le pied sur le continent noir, ce fut avec la conviction qu'ils sortiraient vainqueurs de la lutte pour la fortune qu'ils allaient entreprendre sur son sol.

Pendant trois ans entiers, ils travaillèrent de leur intelligence, de leurs mains, sans relâche, sans défaillance, sans succès ! Alors le découragement amer et corrosif essaya de pénétrer dans leurs âmes ; d'abord ils le repoussèrent, indignés, mais peu à peu ce mal terrible, ce dissolvant sans pair, qui n'est en substance qu'un doute de la Providence, réussit à devenir leur hôte presque journalier.

Réduits, depuis six mois, à vivre dans une misérable hutte, voisine de la vallée de Sasassa, où ils exerçaient le métier de vétérinaires, soignant, avec l'aide d'un manuel, les bêtes malades des immenses troupeaux qui sont l'unique richesse rie cette contrée, ils en étaient à former des projets de retour en France.

- Si nous avions eu quelques fonds, nous aurions réussi à quelque chose, sans aucun doute, disait tristement Lionel en feuilletant une brochure retrouvée au fond de sa valise. Mais, hélas ! ici comme en France, quoiqu'en pense notre excellent père, on ne fait rien sans argent, rien qu'épuiser ses forces, user sa vie, amasser des déboires, ronger son frein.

- Je ne suis pas de ton avis, répondit son frère; pour des ouvriers, des hommes possédant un métier, il y a ici des moyens relativement faciles de vivre et d'amasser une petite fortune. Mais,, pour des hommes comme nous, visant non seulement à ne pas mourir de faim, mais encore à constituer pour leurs vieux jours deux mille cinq cents francs de rente à leur actif., pour des hommes qui ont un objectif plus vaste et des moyens intellectuels supérieurs à leurs ressources manuelles, il est certain qu'il faudrait disposer d'une somme relativement forte, fût-ce à titre de prêt, car on parviendrait sûrement à la rendre.

- Si nous pouvions faire comprendre cela à notre père, Raymond, il nous prêterait bien vingt-cinq ou trente mille francs, que diable !

- C'est probable ; il faut y songer sérieusement, mais je t'avoue que j'aurai une grande répugnance à recourir à ce moyen ; attendons encore.

- Attendre, attendre, mon cher, c'est bon à dire, mais le temps court et on ne le rattrape pas ; puis, enfin, attendre sans espoir, c'est une duperie stupide.

- Lionel, ce qui est une duperie stupide, c'est de désespérer, permets-moi de te le dire, car c'est cesser de compter sur Dieu.

- Ah! elle est bonne, celle-là, s'écria Lionel en secouant ironiquement la tête, il faut bien voir ce qui est pourtant, et inférer l'avenir de ce qu'on connaît.

- Mon cher ami, reprit Raymond, tue l'espoir dans une âme et aussitôt tu verras mourir son initiative, son courage, ses efforts. A quoi bon combattre quand on est sûr d'être écrasé ? Pourquoi se défendre si l'on est certain d'être vaincu? Laisse donc l'espérance, ce bel oiseau qui porte en lui le secret de toutes nos prouesses, voler à tire-d'aile au lieu de t'évertuer à lui arracher une à une toutes ses plumes sous prétexte de raison. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. La fortune, qui s'est moquée jusqu'ici de tous nos efforts, peut nous sourire demain.

- Allons, fil Lionel en haussant les épaules ; tout vient à point à qui sait attendre, n'est-ce pas? Tu n'aurais pas manqué de m'envoyer ce lieu commun à la tête si je ne m'étais hâté de l'introduire dans ma réponse. Il mit la brochure dans sa poche, prit son fusil et sortit dans l'intention évidente de s'isoler de son frère qui avait, ce jour-là, le don de l'agacer. Raymond ne s'y trompa point et lui cria en le voyant s'éloigner :

- La Providence ne fait défaut qu'à ceux qui cessent de compter sur elle, l'avenir te le prouvera!

Lionel se retourna en maugréant et eu secouant ses poches, pour montrer par ce geste expressif que la Providence les laissait vides. La brochure s'en échappa, il la ramassa et se prit à la lire en marchant à pas comptés, fidèle à l'habitude que lui avait fait contracter son père de ne jamais perdre une occasion d'apprendre, si peu que ce fût.

Le soir, un orage violent éclata tout à coup, le vent faisait rage au dehors et la pluie filtrait à travers la menuiserie sommaire de la porte et des fenêtres.

Lionel jeta rune brassée de bois sec dans la cheminée et alluma un grand feu, devant lequel il mit à cuire un chevreau sauvage qu'il avait tué la ville.

- Voilà un joli temps pour permettre à la chance d'aborder dans cette tanière, dit-il en ricanant.

- Qui sait ? répondit gravement Raymond, l'avenir est à Dieu et Dieu est notre père.

- Ma parole d'honneur, tu es impayable, fit Lionel eu jetant avec colère une nouvelle 'Ache dans le foyer, tu étais taillé pour prêcher des retraites et débiter des proverbes.

- Espérez contre toute espérance ! reprit Raymond.

- Tu n'as pas le sens commun et tu m'agaces.

- Qui vivra verra, mon cher Lionel. La conversation des deux frères fut interrompue en ce point par un grand coup frappé à la porte. Lionel se précipita pour ouvrir et un homme de haute taille, ruisselant de pluie, pénétra dans la cuisine. C'était William Splith, un jeune fermier de la vallée voisine, qui traitait en amis les deux Français.

Natif du comté de Gall, Will, comme on l'appelait amicalement, était venu au Transvaal avec une centaine de mille francs; il y avait obtenu une concession de terrain importante et faisait, sur une grande échelle, l'élevage des moutons mérinos, avec un réel succès. C'était un robuste gaillard, heureux de vivre, à l'esprit net, ferme, dépouillé de tout préjugé, instruit et joyeux. Les deux frères Loisel l'aimaient beaucoup et le considéraient presque comme un ami.

- Heureusement que j'ai su découvrir votre chaumière dans cette obscurité du diable, s'écria-t-il en secouant de son mieux l'eau dont il était couvert, et venant s'asseoir sur un banc rustique, oeuvre de Lionel, à trois pas du foyer.

Son visage était pâle, l'expression de son regard craintive, ses mains tremblantes.

- Dieu me pardonne ! s'écria Raymond, on dirait, mon cher Will, que vous avez eu peur.

- Et on aurait raison, répondit Seth.

- Vous, peur ? allons donc ! reprit Lionel en riant, n'êtes-vous pas le brave des braves ?

- Je ne suis pas un lâche, je puis le dire, parce que j'ai fait mes preuves en cette matière, mais cela n'empêche pas que je viens d'avoir une fière peur, à telle enseigne que j'en frémis encore.

- Allons, racontez-nous votre affaire, dit Lionel en retournant avec soin son rôti, traversé d'une broche de bois de fer, dont les extrémités reposaient sur les deux chenets bâtis en petits cailloux.

- Je reviens de la ville, ce qui veut dire que j'ai traversé, depuis qu'il fait nuit, la vallée de Sasassa ; or, en la traversant, j'ai vu le fantôme. Lionel resta accroupi devant les flammes, tenant la broche d'une main.

- En voilà une plaisanterie! fit-il.

- Ce n'est pas une plaisanterie, reprit l'Anglais, mais une chose aussi s'ire et aussi certaine que ma présence ici, chez vous, en ce moment.

- Will ! s'écria Raymond avec reproche, car une pareille histoire ne lui paraissait pas devoir être affirmée aussi positivement, même sous forme de plaisanterie. L'Anglais se leva, étendit solennellement la main droite comme pour prêter serment.

- Sur les cendres de mon père, dit-il lentement, je jure que j'ai vu le fantôme, le spectre, le revenant de Sasassa !

Un silence suivit ces paroles. Si Lionel et son frère doutaient toujours de la réalité du fantôme, ils ne pouvaient hésiter à donner plein et entier crédit à la parole de leur ami.

- Racontez-nous cela, Will -? dit Raymond ; puisque c'est sérieux, nous vous écouterons sérieusement, vous pouvez y compter.

- Eh bien ! mes amis, sachez que les nègres du pays assurent qu'un démon aux yeux de feu vient parfois s'asseoir, dans la nuit, sur la roche la plus élevée de l'amoncellement de pierres qui couronne la petite montagne dans les flancs de laquelle le torrent de Sasassa s'est creusé un lit profond. Cet endroit est inaccessible à l'homme : de tous côtés, la montagne, coupée par le torrent, offre des parois dures et lisses, sur lesquelles croissent à peine de-ci de-là quelques broussailles ou quelques arbustes rachitiques. Les naturels ont une terreur folle du fantôme, dont les yeux ardents, lisent-ils, boivent la lumière de leurs yeux et les aveuglent. Aussi, dès qu'ils aperçoivent les terribles rayons, ils se hâtent de baisser les paupières et demeurent ainsi, jusqu'au jour.

- Il est sûr dit ironiquement Lionel, que c'est là un moyen précieux de vérifier ce qu'on a vu. Son frère lui fit signe de se taire et pria Will de continuer.

- Je revenais en hâtant le pas, car je sentais J'orage proche, lorsque, à quelques mètres de la montagne partagée en deux par le torrent, j'entendis un bruit formidable qui fit trembler la terre sous mes pieds. Un instant étourdi par cet effroyable vacarme, j'eus quelque peine à pénétrer sa cause : je m'arrêtai net ne sachant pas si je devais avancer ou reculer. Enfin je compris : un éboulement venait de se produire sur la demi-montagne de la rive gauche, celle qui se trouve de ce côté-ci, des pierres de toute grosseur étaient tombées de son sommet à ses pieds, creusant de profondes ornières sur leur parcours. L'une de ces pierres, beaucoup plus grande que les autres, un véritable quartier de roc, avait rencontré dans sa chute la partie de montagne qui occupe la rive droite, s'arc-boutant contre elle à la manière de ces ponts fantastiques appelés dans tous les pays du monde « ponts du Diable ».

« Pendant que je considérais cet étrange mouvement du sol, me disant in petto que le diable aveuglant des nègres n'aurait pu mieux faire, mon regard monta instinctivement jusqu'à la masse rocheuse qui lui sert de couronnement.

« C'est alors qu'un frisson d'épouvante parcourut mon corps. Une lumière vive, intense, à reflets scintillants, brillait au point précis que maintes fois les nègres m'avaient indiqué comme la résidence du démon.

« Je crus à une hallucination, je reculai de quelques mètres, je me frottai les yeux comme un homme qui s'éveille, je parlai haut pour entendre ma voix et m'assurer que je n'étais pas la proie d'un rêve, d'un délire, d'un accès subit de fièvre chaude : la lumière existait, elle ne bronchait pas. C'était une lueur ardente, aux scintillements étranges, telle que je n'en avais jamais vu. Je résolus aussitôt de gravir la montagne dont l'élévation ne dépasse certainement pas deux cents mètres, en utilisant l'éboulement et le pont suspendu, pour parvenir jusqu'au fantôme; mais juste ne pus me diriger dans l'ombre ; je perdis même peu à peu la juste appréciation topographique du lieu. Le fantôme s'était voilé à mes yeux dès que je résolus de monter jusqu'à lui et que je m'approchai de la base du trône granitique qu'il occupe, comme s'il avait lu dans nia pensée. J'errai pendant plus d'une demi-heure, sans vouloir renoncer à mon plan, puis; las enfin de tant d'efforts inutiles, je changeai d'avis, revins sur mes pas, envoyant à tous les diables le démon de Sasassa. Instantanément, je le revis comme si une seconde fois il avait lu dans ma pensée.

« Je ne pus m'empêcher de sursauter violemment. Je vous l'avoue sans ambages, le sentais mes jambes trembler sous moi. Je me raidis, cependant, contre cette crainte mystérieuse qui saisit l'homme le plus brave et le plus entreprenant, en présence d'un phénomène relevant de l'ordre surnaturel. Je considérai attentivement cette lueur singulière qui semblait avoir la puissance de pénétrer jusqu'aux derniers retranchements de mon être et de lire à livre ouvert dans ma pensée. Autour de cet oeil de feu, l'ombre était relativement dissipée, ou plut cet oeil était entouré d'un brouillard semi lumineux, esquissant vaguement la forme d'un fantôme colossal.

- Vous ne parlez que d'un oeil, Will, dit Raymond, c'est donc un cyclope que ce fantôme ?

- Je n'ai vu qu'un seul foyer lumineux, Raymond, un seul, ayant bien la forme d'un oeil grand ouvert, par exemple. C'est un oeil, on ne peut s'y méprendre, impossible d'en douter.

En ce point de la conversation des trois jeunes gens, Lionel partit d'un éclat de rire si joyeux et si sonore que son frère et l'Anglais en demeurèrent confondus.

- Qu'as-tu donc ? lui demanda Raymond, évidemment ennuyé par cet éclat d'intempestive gaffé ressemblant pas mal à une moquerie de leur ami Splith.

- Vous avez tort de rire, dit gravement le flegmatique Anglais, sur ma parole, il n'y a pas de quoi. Vous faites le brave pour le quart d'heure, mais j'aurais voulu vous voir à ma place.

- Oh ! Will, ne vous offusquez pas de ma boutade joyeuse, je vous en prie, répondit Lionel ; si j'ai ri de si bon coeur, c'est que j'ai tout à coup pensé à cette opinion très répandue qu'une apparition annonce un changement de fortune; or, un changement pour nous ne petit être que bon et j'irai voir le spectre afin que notre chance tourne du coup. Mais, Will, écoutez-moi, j'ai quelque chose à vous demander, ne me refusez pas.

- Demandez toujours, fit l'Anglais, on verra après.

- Eh bien ! il faut me promettre, m'engager votre parole que d'ici une semaine, huit jours pleins, vous ne parlerez à personne, à qui que ce soit au monde, entendez-vous, de ce que vous avez vu ce soir, afin que les faveurs du cyclope ne glissent pas sur nous pour passer à d'autres; me le promettez-vous ?

- Volontiers, fit Splith en souriant.

- Voulez-vous m'en donner votre parole ?

- Je vous la donne, Lionel, je ne parlerai à personne du démon de Sasassa d'ici huit jours, c'est dit.

Peu à peu la conversation tourna sur d'autres sujets ; le chevreau était cuit à point : on le mangea, un peu à la façon dont se comportaient en pareil cas les héros d'Homère, et l'Anglais, aux premières lueurs de l'aube, reprit le chemin de son domaine.

Dès qu'il fut parti, Lionel, au lieu de se coucher, se mit à gambader dans hutte eu proie à une surexcitation extraordinaire. Il battait des mains, poussait de petits cris et, venant à son frère, le prenait par les épaules et le secouait fébrilement.

- Décidément, tu es fou, lui dit Raymond d'une voix qui trahissait la crainte d'un malheur.

- Oui, oui, je suis fou, mais l'ou de joie, frère : le fantôme le fantôme.

- Eh bien ! quoi, le fantôme?

- Il a rompu pour nous les rêts de la mauvaise chance, nous sommes sauvés, nous sommes riches !

- De grâce, explique-toi, Lionel ; ce que tu dis est si insensé, ton excitation est si évidente que tu me troubles profondément.

- J'ai la plénitude de mon bon sens ; va, ne sois pas inquiet pour ma raison, le mystère de notre changement de situation, je t'en donnerai la clef ce soir ; en attendant, je vais sortir, j'ai à travailler dehors.

- Lionel. Lionel, fit doucement son frère, pourquoi ne pas me dire ta pensée tout entière dès maintenant?

- Frère, répondit Lionel affectueusement, parce que je veux te laisser tout le plaisir de la surprise, mais, afin de chasser toute inquiétude à mon sujet de ton esprit en émoi, je consens à te dire ceci : Raymond Loisel, tu as raison. Tout vient à point à qui sait attendre. Il faut espérer contre toute espérance. L'avenir est à Dieu et Dieu est notre père. Désespérer, c'est douter de sa providence. Enfin, j'ajouterai à cette série de sages conseils, pour qu'elle soit complète, celui que notre père ne cessait de nous donner et qu'il résumait en ces mots : Ne perdez jamais une occasion d'apprendre quelque chose, si peu que ce soif.

Sur ces derniers mots. Lionel prit une hachette, un couteau et sortit.

Il ne rentra qu'à la fin du jour. Il portait sur son épaule un pieu, bien aiguisé à l'un de ses bouts; sous son bras, divers morceaux de bois ; dans sa main un œuf de la grosseur d'un oeuf d'oie qu'un oiseau assez semblable au flamant pond dans ces parages.

Raymond le reçut avec étonnement. Que pouvait signifier cet étrange bagage ?

- Tiens ce pieu droit et immobile comme s'il était planté dans la terre, commanda Lionel.

Raymond s'exécuta.

- Bien, fit son frère. Maintenant, tu vois que j'ai pratiqué une profonde coupure au sommet de ce pieu et perforé deux trous égaux dans les côtés. Voici deux attelles percées aussi par des trous; je vais les glisser dans la coupure et, au moyen de cette cheville, qui passe clans les quatre trous, je transforme mes deux attelles en levier d'un genre quelconque. Regarde, je les dresse comme il me plait, je les abaisse de même et je les immobilise à mon gré. Ce n'est pas tout. Voici, maintenant, un oeuf que j'ai très soigneusement vidé en pratiquant fit ses deux extrémités des ouvertures rondes et nettes. Je place cet oeuf au bout de mes deux attelles comme dans une pince; tu le vois, il tient parfaitement. Les préparatifs sont terminés, mon cher Raymond ; voici leur but. Mon levier ou ma pince, comme tu voudras, place et maintient immobile cet œuf ; j'applique mon œil à l'un des orifices et je suis en mesure, par cette mire improvisée, de déterminer juste le point...

- Où se trouve l'oeil du fantôme? fit Raymond en riant.

- Oui, répondit laconiquement Lionel. Nous irons, ce soir même, déterminer ce point avec une absolue précision.

- Mais dans quel but ?

Lionel prit la brochure qu'il avait emportée la veille, l'ouvrit à une page soigneusement marquée et lut ce qui suit en pesant sur chaque mot :

« Il arrive que des diamants enchâssés dans le roc jettent parfois, dans la nuit, des lueurs plus ou moins précises, » assure la vieille brochure que j'ai retrouvée.

- Un diamant ! un diamant ! c'est un diamant ! cria Raymond, suffoqué parla surprise ; en vérité, Dieu n'abandonne pas les siens !

- Et notre père avait bien raison quand il nous répétait jusqu'à satiété : « Ne perdez jamais l'occasion d'apprendre quelque chose, si peu que ce soit. »

Aussitôt la nuit venue, les deux Frères partirent pour la vallée de Sasassa ; le ciel était pur, sans lune, mais piqué de quelques étoiles.

Ils se rendirent à l'endroit mentionné par Splith dans son récit de la veille, et n'eurent pas de peine à découvrit' du fantôme. Ils constatèrent la parfaite exactitude des détails que leur avait donnés William Splith. Ils établirent leur mire en un point qui permît à celui des deux qui gravirait lu montagne de voir celui qui resterait auprès de l'instrument et guiderait le premier dans ses recherches. Cela fait, ils se mirent à causer sous le regard intermittent du cyclope et il fut convenu que Lionel, muni d'une hache, entreprendrait de faire dès l'aurore la difficile et périlleuse ascension, impossible deux jours plus tôt, c'est-à-dire avant l'éboulement dont Splith avait été le témoin. Une Fois sur le sommet, le hardi pionnier chercherait le point précis où se trouvait, dans la masse rocheuse, du fantôme, éteint par l'abondance de la lumière du soleil.

Raymond le suivrait dans tous ses mouvements, agiterait son mouchoir de la main droite quand il s'éloignerait du but, l'agiterait de la main gauche quand il s'en approcherait, el l'élèverait sur sa canne quand il serait parvenu à l'endroit précis.

Les deux frères s'embrassèrent comme au jour d'une séparation, sans en vouloir convenir, sans même y faire allusion : tous deux comprenaient les dangers qu'il fallait surmonter et vaincre pour s'emparer du diamant sur lequel reposaient maintenant toutes leurs espérances d'avenir.

Lionel s'était ceint d'une longue corde pour pouvoir s'attacher, au besoin, à un arbre ou à un roc : sa hachette était suspendue à sa ceinture, il tenait à la main une solide perche à pointe dure et acérée. Il partit aux premières lueurs de l'aube, tandis que son frère, le coeur oppressé, suivait du regard les audacieux efforts qu'il était tenu de faire dès les premiers pas.

L'ascension présenta les plus émouvantes péripéties : sur la surface récemment crevassée de la montagne, des pierres, qui n'avaient pas eu le temps d'adhérer au sol, tremblaient sous les pieds du jeune homme, et, parfois, perdant l'équilibre à son contact, venaient, en roulant avec fracas, tomber dans la plaine. Avec des précautions infinies, niais aussi avec un tranquille courage lui permettant d'user de tons ses moyens, Lionel sautait de roche en roche, se retenant tantôt avec son bâton, tantôt à une touffe d'herbes. Parvenu au point mi le quartier de roc signalé par William s'était abattu sur l'abîme, formant un pont suspendu de six ou huit mètres de largeur, il s'arrêta : un léger frisson passa sur sa chair. A cent pieds sous lui roulaient, furieuses et gémissantes en même temps, les eaux du torrent qui donnait la vie à la plaine. Il était encaissé entre les deux montagnes divisées à pic, somme par l'épée de quelque Roland, Rien de plus sinistre que cet abîme sombre, étroit, profond, d'où s'élevaient des voix de colère et de désespoir.

Le pont du Diable, qui le traversait depuis vingt-huit ou trente heures, était fait d'une seule pierre étroite et coupante, effritée sur les bords, dans laquelle apparaissait une large fente, la traversant en zigzag. Lionel se recueillit un instant, comme pour peser toute l'étendue du danger qu'il allait courir.

- Si cette roche était placée à trois pieds de la terre ferme au lieu d'être à cent pieds au-dessus de cet abîme, éprouverais-je la moindre appréhension à m'engager sur elle ? se demanda-t-il.

- Aucune, fut la réponse qu'il se fit immédiatement à lui-même, et, à titre de commentaire, il ajouta : « Le danger est donc plus apparent que réel, il vient de moi, non de cette roche, que le poids d'un homme ne dérangera certainement pas. Du sang-froid, pas de nerfs, arrière le vertige et passons.

Lionel se signa, recommanda son âme à la Vierge Marie, puis, bravement, tranquillement, il posa le pied sur le pont suspendu. Les battements de son coeur, soumis par l'action puissante de sa volonté, demeurèrent égaux et paisibles; son souffle ne passa ni plus rapide, ni plus chaud entre ses lèvres entrouvertes ; l'intelligence et l'énergie morale triomphèrent en lui des terreurs et des angoisses du corps, qui, véritablement réduit à la servitude pour laquelle il est fait, obéit, et il passa.

Raymond avait assisté, les mains jointes, à l'effrayant spectacle qui se déroulait sous ses yeux; une sueur d'angoisse perlait à son front, et le jeune homme put expérimenter -qu'il est des moments dans la vie où l'homme, sentant son impuissance totale, prie en quelque sorte d'instinct.

Le reste de l'ascension offrait moins de périls. Lionel l'accomplit en deux heures. Parvenu au sommet, il ôta son chapeau et l'agita plusieurs fois dans l'air pour saluer son frère. Raymond prit aussitôt place derrière l'oeuf percé qui lui servait de mire, et dirigea les recherches de Lionel au moyen des signes que nous avons indiqués. Pendant plus de trois heures, tous deux, l'un en haut, l'autre en bas de la montagne, se livrèrent à un travail rude, fatigant, énervant, sans trêve.

Peu à peu, toutefois, le cercle des tâtonnements de Lionel se rétrécissait, et, vers midi, il entendit un long et joyeux hourra s'élever du pied de la montagne jusqu'à lui. Ce cri de triomphe, c'était Raymond qui le polissait, agitant au-dessus de sa tète sa canne surmontée de son mouchoir.

Le roc paraissait, en cet endroit, plein de légères excroissances, telles que le cristal de roche en produit quelquefois. Du dos de la hachette, Lionel frappa quelques coups; aussitôt des parcelles du rocher tombèrent à ses pieds; leur aspect pliait quelque chose de vitrifié et de blanchâtre aux cassures, en quelque sorte de farineux. Ce ne pouvait être là l'œil lumineux du spectre, et cependant, la précision de sa mire ne permettait pas à Lionel de croire à une erreur.

Il se livra à une investigation scrupuleuse du point qu'il savait titre celui où brillait, la nuit, l'oeil du fantôme, et il parvint, enfin, à. découvrir, sous une bosse assez forte du rocher, une excavation relativement profonde, de forme ovoïde, que la boursouflure de la pierre surmontait comme un gigantesque sourcil.

- Ce pourrait être là, pensa-t-il. Aussitôt il frappa la roche à coups redoublés ; la sueur coulait avec abondance de son front et la pierre grise résistait à tous ses efforts. Cependant, il ne se lassait pas, il frappait toujours à, coups nets, pressés, réguliers. Sa persévérance devait être couronnée de succès, comme c'est presque toujours le cas de la persévérance. Une large blessure apparut au point que Lionel supposait être le sourcil du démon, et bientôt le regard avide du jeune homme put plonger dans l'orbite, au fond duquel se cachait le foyer lumineux dont William Splith avait dénoncé l'existence. Il poussa un cri de joie, car il aperçut une masse noirâtre encastrée dans le rocher. Après des efforts de Titan, il parvint à la dégager et à s'en saisir. Aucun doute ne lui était permis, c'était là un diamant. Il le posa sur sa langue, du reste, et constata avec ivresse qu'il produisait sur elle cette impression de resserrement et de sécheresse qui est une des propriétés du diamant. Il fit connaître à son frère, par une série de gestes tous plus expressifs les uns que les autres, l'heureuse issue de sa laborieuse campagne.

Raymond lui répondit en exécutant une danse fantastique avec le drapeau blanc à la main.

- Qui sait quel proverbe il chante sur un air de Saltarelle? se demanda Lionel en contemplant l'exercice chorégraphique auquel son frère se livrait à ses pieds. « Jamais un sans deux », Iui suggéra sa mémoire.

- Diavolo ! fit-il en reprenant sa hachette et en se livrant à une nouvelle perquisition qui ne fut pas sans succès ; un autre diamant, moins gros, tomba à ses pieds ; il le ramassa, le goûta, l'enfouit avec le premier dans la poche de son pantalon, et se préparait, alléché par cette nouvelle trouvaille, à chercher encore.

Raymond le rappela, sinon à l'ordre, du moins à l'heure, par les cris et les gestes désespérés avec lesquels il lui montrait le soleil s'abaissant à l'horizon. Il était urgent, en effet, d'effectuer la descente, plus dangereuse encore que la montée, peut-être, et de ne pas se laisser surprendre par la nuit en plein péril. Lionel comprit et se rendit an sage avis de son frère. Lentement, s'aidant des pieds et des mains, se laissant tantôt couler le long d'un rocher, tantôt se suspendant à une branche, utilisant tour à tour son bâton, sa corde, sa hachette, il arriva sans encombre jusqu'au pont. Là, il s'arrêta quelques instants pour reprendre haleine, et, sans sourciller, s'aventura sur l'étroit passage suspendu dans l'air, au-dessus de l'abîme où hurlaient, avec frénésie, les flots déchirés par les roches de fond.

- Quand la volonté passe, le corps la suit, murmura le jeune homme en se retrouvant sain et sauf dans les bras de Raymond. Voilà un axiome que tu peux joindre à ta collection, frère ; il résume merveilleusement notre aventure.

Raymond sourit sans pouvoir prononcer une parole. On se possède plus aisément dans l'action que dans l'attente.

Les deux diamants étaient magnifiques ; ils furent vendus un prix élevé au moyen duquel les deux frères se rendirent propriétaires du petit groupe de montagnes qui dominent la vallée de Sasassa, y firent des fouilles intelligentes et suivies dont le résultat fut de leur procurer, en peu de temps, une très importante fortune.

Ils revinrent en Europe, firent un pèlerinage d'action de grâces à la Vierge de pierre à laquelle, au départ, la main dans la main, ils avaient adressé un « Souvenez-vous », doublèrent la dot de leurs soeurs, constituèrent une rente à leur père, mais ne purent reprendre goût aux impurs et aux habitudes françaises. Ils retournèrent donc bientôt sur la terre africaine où ils s'établirent définitivement, heureux de l'existence libre et pleine d'initiative du colon, heureux de ne point sentir peser sur eux les lourdes chaînes du convenu si souvent en contradiction avec le juste et le vrai.

Ces chaînes du convenu sont, hélas ! presque toujours un obstacle au développement de l'homme lui-même, qui cesse, par elles, d'être une individualité, une unité, pour se perdre dans une forme admise, se plier sous un niveau commun, se confondre avec n'importe quels autres chiffres et s'abîmer dans un nombre.